LA MARINE russe n'est pas la seule à cacher ses échecs, comme
elle l'a montrée avec la disparition du Koursk. Trente-deux ans
après la perte de la Minerve, puis de l' Eurydice en Méditerranée,
la France n'a toujours pas rendu public le résultat de ses enquêtes
sur ces deux naufrages qui provoquèrent la mort, au total, de
109 sous-mariniers, dont un officier pakistanais.
A moins d'une décision gouvernementale d'ouvrir les archives avant
l'heure, il faudra attendre 2018, soit cinquante ans après la
perte de la Minerve, le 27 janvier 1968, au large de Toulon, pour
connaître les raisons de cette disparition suivie, le 4 mars 1970,
par celle de l' Eurydice, un sous-marin en tous points jumeau
du premier.
Au sein de la marine nationale, la Minerve et l' Eurydice faisaient
alors partie d'une série de onze sous-marins de la classe dite
« Daphné », c'est-à-dire des bâtiments de 1 040 tonnes en plongée
qui furent conçus, dans les années 1960-1970, pour la lutte anti-sous-marine
et qui se sont inspirés de la technologie des « U Boot » allemands
de la dernière guerre mondiale. A l'époque, la France du général
de Gaulle était fière d'avoir récupéré son autonomie face à l'OTAN
et d'aligner des sous-marins classiques de moyen tonnage à grande
manoeuvrabilité, à forte endurance en plongée et reconnus pour
leur discrétion acoustique en immersion.
Hélas ! En Méditerranée occidentale, la Minerve coule par 1 000
mètres de profondeur, en 1968, implosant probablement à quelque
500 mètres, très au-delà des limites de sécurité, et l' Eurydice
sombre, en 1970, après avoir permis au général de Gaulle, chef
de l'Etat, de rendre hommage, au cours d'une plongée spectaculaire
d'une quarantaine de minutes en février 1968, à l'équipage du
premier sous-marin.
L'épave de la Minerve n'a jamais été localisée avec précision.
Celle de l' Eurydice, pas davantage, même si on a photographié
quelques débris par 700 mètres de profondeur.
SILENCE
OPAQUE
La marine française a alors entouré ce double naufrage d'un silence
opaque, qui dure encore. La raison d'Etat s'est imposée. Au motif
- non avoué officiellement - que les sous-marins de la classe
« Daphné », outre qu'ils équipaient la France en attendant la
mise en service d'autres submersibles des modèles « Narval »,
puis « Agosta », avant l'apparition des futurs sous-marins nucléaires
d'attaque du type « Rubis », ont connu des succès commerciaux
inespérés à l'exportation. Les « Daphné » ont été adoptés par
le Portugal (quatre exemplaires), l'Afrique du Sud (trois), le
Pakistan (quatre) et par l'Espagne (quatre) entre 1965 et 1975.
Il était malvenu, en commentant les naufrages de la Minerve et
de l' Eurydice, de décrier le produit. Mission réussie, puisque
le Pakistan et l'Espagne sont restés fidèles à la technologie
française en continuant à acheter, dans les années 1980, respectivement
4 et 4 sous-marins « Agosta ». En attendant l'ouverture des archives,
on est réduit, faute que la marine française ait joué franc-jeu,
à des hypothèses sur les avatars tragiques de la Minerve et de
l' Eurydice. Comme pour la marine russe. Les scénarios risquent
d'être d'autant plus crédibles qu'ils s'appuient sur la mésaventure
survenue à un autre sous-marin de la même série, la Flore, sans
avoir de conséquences aussi funestes.
A l'époque, l'incident ne fit pas la « une » de la presse, sauf
qu'on a pu apprendre, par des indiscrétions tardives, que la navigation
mouvementée du sous-marin avait donné lieu, entre le commandant
et son second, à un sérieux affrontement que l'état-major de la
marine crut habile de vouloir régler en famille.
VICE DE CONSTRUCTION
En 1970, en effet, l'équipage de la Flore a failli être victime
d'un simili-naufrage lors d'un exercice en Méditerranée. A ceci
près que le sous-marin est parvenu à revenir à la surface, grâce
à la maîtrise de son équipage. Il s'est agi de ce qu'on appellerait
aujourd'hui un bug technique, d'aucuns disent un vice de construction.
Non seulement, croit pouvoir se souvenir après coup un expert,
il y a eu un dysfonctionnement des clapets du schnorchel (le tube
qui est chargé d'aspirer l'air frais et d'évacuer les gaz d'échappement
en plongée) au point de laisser l'eau s'engouffrer. Ce qui n'était
pas nouveau sur un tel sous-marin. Mais, croit-il pouvoir ajouter,
les barres de plongée se sont bloquées de façon inopinée, rendant
incontrôlable la conduite du bateau et l'attirant vers le fond
comme « un fer à repasser ».
D'autres incidents ont illustré la vie de deux sous-marins de
la même catégorie, la Galatée et la Psyché. Durant tout ce temps-là,
la France a gardé - et conserve encore - un silence prudent, sans
cesser de vendre des sous-marins à l'étranger. La Russie rencontre,
elle aussi, depuis 1968, année pendant laquelle elle perdit pas
moins de deux submersibles nucléaires en Atlantique, puis dans
le Pacifique, de graves problèmes de sécurité de plongée. En 1970,
un troisième faisait naufrage, en Atlantique. Les experts se demandent
si la disparition du Koursk aura ou non, pour Moscou, un impact
direct sur ses exportations de sous-marins. Le précédent des «
Daphné » français, durant ces deux mêmes années, incline à croire
que c'est assez peu probable.
Jacques Isnard
Le Monde daté du samedi 26 août 2000